Une interview de Patrice Becker parue dans Dragon Magazine N° 14 Mars-Avril 2006
Dragon : Le tai chi chuan est un art martial. Quiconque observe un pratiquant faire sa forme ne peut en douter. On perçoit très nettement les techniques de percussion, coups de pied, paumes, etc… Avoir une vision plus claire de son application en combat est une chose plus difficile. Comment le plus souple, le p lus doux, peut-il vaincre ? Ceci reste une énigme pour le néophyte.
Patrice Becker : La partie la plus importante de l’art, c’est la défense. Le tai chi chuan est un art défensif, spécialisé dans la contre-attaque. Chaque défense contient le potentiel d’une contre-attaque, ce qui implique d’être incisif et déterminé.
Quelle est la spécificité des contre-attaques en tai chi chuan ?
Tout d’abord, il faut définir l’arsenal technique mis à disposition. Chaque école de boxe chinoise a ses techniques propres. Le tai chi chuan n’échappe pas à la règle. Il utilise les paumes, le tranchant de la main, les piques de doigts, et le poing fermé dans une moindre mesure. Les techniques mains ouvertes sont réputées pour leur capacité destructrice et le tai chi chuan en fait largement usage. Il les utilise de deux manières possibles : celle habituelle de frappe, mais aussi comme des poussées pour provoquer une mise en déséquilibre de l’adversaire. Toutes les techniques s’utilisent en contre, tout en étant protégé par ses bras, ce qui nécessite un positionnement particulier du corps. La structure arrondie des bras dans la garde permet de dévier les coups de l’autre ou d’absorber son attaque pour entrer en corps à corps et le projeter. C’est dans la pratique du tui shou que ce concept est entraîné. Dans le tui shou, on apprend à écouter le mouvement de l’autre, à le dévier en cercle et à contre-réagir dans une zone de faiblesse ou de déséquilibre. Pour ce qui est de l’usage des membres inférieurs, il a pour particularité de ne jamais frapper plus haut que le ventre, et de privilégier les coups aux articulations des jambes, chevilles et genoux. De nombreux balayages et barrages sont utilisés, car le déséquilibre et la mise au sol de l’adversaire font partie de sa théorie de combat. La dernière partie de son bagage technique, c’est le shuai jiao, la lutte. Il y a de nombreuses projections comme la technique de la grue blanche qui déploie ses ailes. Elles jouent toutes sur le déséquilibre de l’autre et non pas sur la force brute.
Le travail des armes se fait-il aussi dans une optique de self-défense ?
L’usage des armes (sabre, épée, lance) enseigne des techniques différentes, nouvelles pour le combat à mains nues, mais aussi en utilisant des objets usuels tels qu’un journal roulé ou un parapluie… Avec ces techniques d’armes, on obtient une méthode de self-défense moderne et applicable.
Oui, mais comment le plus faible peut-il vaincre le plus fort ?
L’esquive est le maître-mot de la défense en tai chi. On doit s’effacer devant l’attaque de l’adversaire, et plus difficile, se repositionner dans sa ligne de vide, ligne où il sera mis en déséquilibre si je pousse ou frappe, la ligne qui permet de projeter ou de balayer sans utilisation de force excessive. Les bras, eux, pendant cette esquive, détournent ou conduisent la force de l’adversaire dans le vide. Il n’y a pas de blocage en tai chi, et c’est ce qui rend cet art difficile à maîtriser en combat. Il faut être en permanence réactif. Hors, si le moindre stress bloque votre corps, et il peut y en avoir en situation de combat, vous cessez d’être réactif. Les jambes protègent l’adepte des chevilles au bas ventre. Avec les mêmes règles que pour les bras, elles doivent être aussi réactives, conduire la force et non s’y opposer, et avoir les mêmes potentiels de contre-attaque. Les techniques ne sont que des formes, ce qui importe c’est le contenu à l’intérieur des formes, et le contenu c’est le corps de l’adepte.
C’est là je suppose, qu’intervient de travail des enchaînements lents, les exercices internes, comme une préparation du corps ?
Effectivement, la forme enseigne et prépare le corps. La lenteur ne vise pas seulement à préparer à la rapidité mais entraîne également l’adepte à mobiliser l’ensemble de son corps dans le mouvement pour obtenir ce que nous appelons la force totale du corps, derrière chaque mouvement, tout aussi bien que de passer d’un pas à un autre, d’un mouvement de main à un autre, sans rupture. C’est aussi l’instrument premier de l’adepte pour produire le calme profond qu’il utilisera en combat. C’est parce qu’on utilise la lenteur que ce travail peut se produire. Elle permet un travail en profondeur de la connexion du souffle et du mouvement, et une prise de conscience de la façon dont le corps bouge dans l’espace pour développer cette force totale. Pour ce qui est de la force des bras, des jambes et du corps, c’est le nei gong, ou le chi gong suivant les écoles, qui va la donner. Ces exercices spécifiques d’entraînement du corps adaptés au tai chi d’une école donnée, renforcent le corps et apportent le calme. Ils procurent également une plus grande résistance aux impacts. Le corps se façonne progressivement pour la mise en pratique des techniques, et tout en devenant fort, s’assouplit.
Tu as parlé tout à l’heure de « théorie de combat », peux-tu nous en dire un peu plus ?
Pour qu’un style d’art martial, comme le tai chi chuan, ait droit à ce nom, il lui faut une théorie de combat particulière et des exercices qui permettent, par l’entraînement, l’application au combat. La rondeur et la ligne droite en composent la trame. Par la rondeur, on accumule l’énergie qu’on délivre par la ligne droite.
La fameuse histoire de la grue et du serpent…
Le tai chi utilise des stratégies et des tactiques que l’on trouve dans les textes classiques communs à toutes les écoles. Un exemple tiré du tai chi chuan ching : ….quand l’opposant avance, la distance paraît étonnement longue, quand il recule, la distance lui paraît étonnement courte… ainsi que des concepts particuliers comme par exemple le tsujan (la spontanéité dans l’action). Toutes les écoles, même si elles définissent différemment stratégie, tactiques et concept, utilisent ce fond commun, car c’est le cadre qui nous permet d’avoir un langage compréhensible par tous les pratiquants de tai chi. La forme des mains qui regroupe un certain nombre des applications martiales peut servir de « bible » au pratiquant, mais chaque école a en outre des formes d’entraînement particulièrement, souvent secrètes, car révélant la stratégie spécifique de l’école en combat. Dans notre école, nous avons par exemple la main du tonnerre roulant, la paume de la fleur volante, la paume des 5 éléments, etc.
J’imagine qu’un important travail de recherche théorique, à partir des textes classiques est alors nécessaire pour approfondir les stratégies et tactiques de combat.
Oui, car le tai chi chuan est un art martial très complet et qui envisage la formation d’un combattant sous tous ses aspects. Il a sa propre théorie de combat avec ses spécificités qui en font un style à part entière. C’est un style de lutte, oui, mais dans le sens ancien, c’est-à -dire avec des percussions, des clefs, et des armes en plus des projections. Il veut opposer la souplesse à la force, ce qui nécessite une formation plus poussée de l’adepte, parce que cela est beaucoup plus complexe que d’opposer la force à la force. Le tai chi me semble avoir en outre un intérêt supplémentaire, c’est que grâce à son arsenal technique et l’entraînement, il permet de doser la riposte, de neutraliser et contrôler. Lenteur et douceur ne signifient pas mollesse, c’est une des méthodes de formation, pas la seule, mais une des plus importantes parce qu’elle permet une véritable prise de conscience du corps dans le mouvement. En réalité, le tai chi chuan est bien plus qu’un art martial visant à neutraliser un adversaire en combat. Traditionnellement en Chine, il vise depuis toujours à se protéger de toutes sortes d’agressions comme la maladie mais aussi des êtres surnaturels…
Depuis combien de temps pratiques-tu les arts martiaux, et le tai chi en particulier ?
Je pratique les arts martiaux depuis 36 ans, j’en ai 40. Mon père étant indonésien, je me suis naturellement intéressé au Penchat Silat que j’ai pratiqué assidûment ainsi que le Wing Chun. Le tai chi est devenu ma pratique exclusive depuis 12 ans.
Tu pratiques le style Wu (école Wudang), pourquoi ?
Le style Wudang, fondé par Maître Chen Ting Hung à Hong Kong, est transmis en Europe par Dan Docherty, fondateur le l’école Practical Tai Chi Chuan International. Ce style est réputé pour sa « martialité ». Ce qui m’a séduit, c’est que des exercices de self-défense sont pratiqués dès le premier cours, en parallèle avec le travail de la forme et du tuishou (les armes et le nei gong ne venant que plus tard dans l’apprentissage). En un mot, j’ai trouvé tout ce que je cherchais dans ma quête réuni en une seule école.
Peut-on pratiquer à tout âge ?
Oui, j’enseigne à des enfants de 3 à 6 ans, aussi bien qu’à des adultes. Le tai chi ayant un éventail très large de travail et de techniques, l’âge n’est pas un frein. Suivant son âge et ses capacités, on mettra plus l’accent sur tel aspect ou tel autre.
Que penses-tu de la compétition en tai chi chuan ?
Je la pratique, ainsi que mes élèves. Curieusement, la compétition en forme me paraît plus dure pour le compétiteur que le tui shou. Le stress est plus important, seul face au jury.
S’agit-il du même stress que lors d’un combat ?
Le stress en compétition s’apparente plus au trac de l’acteur avant d’entrer en scène. Il peut être énorme, alors qu’il y a tout à gagner et rien à perdre. En situation de combat réel, vous ne savez pas si votre agresseur en veut à votre vie, je laisse le lecteur imaginer son stress dans ce cas !
Pour terminer, quel conseil donnerais-tu à quelqu’un qui veut s’initier au tai chi chuan
Je lui conseillerais de contacter la fédération, qui regroupe toutes les écoles de tous les styles, de choisir un cours, pas forcément celui qui est en bas de chez lui, plutôt celui qui correspond à ses attentes (plus santé, plus martial…) et d’essayer ! Rien ne vaut la pratique.