La pratique et le temps

Entretien avec Jocelyne
par Dominique Robin

Le Tai Chi Chuan est de plus en plus répandu en France et fait partie des pratiques corporelles qui semblent répondre à un besoin de mieux – être et à une recherche d’équilibre.
Les bienfaits que procure le Tai Chi Chuan sont indéniables mais ne s’acquièrent pas en un jour. Et finalement celles et ceux qui passent le cap de deux ou trois ans de pratique régulière sont beaucoup moins nombreux.
Jocelyne, toute jeune retraitée à la soixantaine radieuse, pratique le Tai Chi Chuan Wudang depuis 9 ans. Elle a accepté de livrer pour nous son expérience en témoignage à travers cet entretien.

Avant de commencer à pratiquer le Tai Chi, connaissais-tu cette discipline ?

J’en avais fait, il y a une bonne quinzaine d’années, et c’était ennuyeux, je ne trouvais pas le sens de cette pratique. Ca faisait un peu ésotérique pour moi, et je ne voyais pas du tout le sens de ce travail. J’en ai fait six mois environ, car quand je commence quelque chose, je n’aime pas arrêter. J’ai essayé de tenir, mais au bout d’un moment ce n’était plus possible, je ne voyais pas l’intérêt.
Entre temps j’ai rencontré monsieur Boudine, un monsieur de 97 ans aujourd’hui qui travaille depuis des années sur l’idée du démarrage du geste juste.
Quand tu fais un mouvement, c’est le départ du mouvement qui importe et s’il est juste, et seulement à partir de ce moment là, un vrai travail sur le corps peut commencer et être approfondi.
Lui m’a beaucoup fait travaillé ça et c’est ce que je retrouve dans le Tai Chi maintenant.
Il travaille donc sur cette idée qu’un mouvement ne peut être développé que s’il a une bonne origine. Il n’y a pas besoin de le développer d’une manière visuelle très forte pour qu’il y ait travail. Le travail s’opère à partir du moment où le mouvement a été bien placé dans son origine, donc dans son intention.
Quelque soit le mouvement, la marche par exemple, on doit être dans l’observation de ce qu’on est en train de faire, et dans le ressenti du geste, qu’est-ce que ça bouge en moi ?
Et donc, c’est vrai que si je n’avais pas fait ce travail avant, il n’est pas certain que j’aurais continué le Tai Chi.
Parce que ça a été difficile, pour plein de raisons, s’adapter au groupe…
Mais j’avais déjà travaillé ça et je retrouvais des choses qui m’intéressaient dans la pratique Wudang.

Quelles ont été tes impressions lorsque tu as commencé le Tai Chi Wudang ?

J’ai beaucoup aimé la manière dont c’est pratiqué dans la mesure où j’y ai trouvé du sens.
D’abord, il y a une grande connaissance du corps, du mouvement, comment ça se développe, ouverture- fermeture des hanches, comment on se déplace etc. Une connaissance du corps précise, donnée, elle n’est pas ésotérique (rires), il y a une rationalité qui est présente et intéressante. Cela vient avant tout de mes professeurs.
Et puis aussi, le fait de voir la forme des mains expliquée par toutes les applications mises en pratique est pour moi très intéressant parce que ça nous met dans une relation dans l’espace et par rapport à un corps. Et puis, les tuishou, j’aime bien, il y a un côté jeu, ça me fait rire, j’aime bien en fait.

Pourquoi ” en fait ” ?

Parce que dans les débuts, j’aimais bien mais je devais être très tendue et je pense que les autres ne devaient pas forcément aimer faire du tuishou avec moi !
Mais j’aime le côté ludique, comme quand on était enfant, il y a des réminiscences.
Et en même temps, ça fait travailler les réflexes, la rapidité, le rythme, l’intention, le toucher, oui plein de registres, être présent dans l’instant aussi.
Ca c’est encore un point commun avec l’enseignement de monsieur Boudine. Vraiment je retrouve cette même relation au corps et à la pensée du corps en mouvement, c’est pourquoi pour moi ces deux pratiques vont ensemble, c’est une résonance.
Le mouvement a son point de départ et il a aussi son rythme. Et c’est notre intention qui lui donne un rythme lent ou rapide, qui permet de le changer en cours de développement ; on peut tout faire.
On ne peut pas dire qu’il y a une intelligence placée dans une partie du corps, la tête, et puis, la main, le pied et la hanche, qui eux, lui seraient obéissants.
Je trouve que c’est très juste de faire percevoir que le corps est intelligent (rires).
Pour moi c’est essentiel, ce n’est pas séparé. Mais en occident, on a une vue hiérarchisée du corps, alors que c’est un tout.
Et à travers la pratique du Tai Chi Wudang, je retrouve cette vision que le corps dans son entier est intelligent; il appréhende, répond, c’est immédiat.

Tu as évoqué des difficultés rencontrées dans le cours. De quelle nature étaient-elles ?

C’est vrai, j’ai éprouvé des difficultés au départ. D’abord d’un point de vue relationnel, je dirais générationnel, la différence d’âge.
Dans un groupe beaucoup plus jeune, ce n’était pas évident d’être dans une situation d’apprentissage. J’ai vu arriver des nouveaux élèves qui m’ont allègrement doublée.
Et puis, j’ai du dépasser le doute : est-ce que je vais retenir tout ça ? Est-ce que je peux mémoriser tout ça ?
Et là, si j’étais dans la mémorisation intellectuelle, je n’y arrivais pas. Cela devait passer par le corps à travers la répétition, dans le faire. Cela m’a demandé une grande concentration.
Bref, l’aspect générationnel croisait la difficulté de mémoriser les mouvements.
Mais j’ai réalisé que les uns comme les autres, nous devions tous intégrer des réalités différentes.
La pratique met chacun en relation avec son propre parcours du corps, avec ses freins, ses craintes, ses doutes qu’il faut dépasser. Cela questionne notre disponibilité à apprendre.
Prendre conscience que le mouvement qu’on est en train de réaliser n’est pas juste, cela n’est pas évident.
C’est long avant de constater que la perte d’équilibre est due à une posture qui n’est pas juste.
C’est une perpétuelle remise en cause ; c’est peut-être ça qui est compliqué dans le Tai Chi.

Autre chose également, l’apprentissage de la forme impose du temps, qu’elle soit courte ou longue ; on ne peut pas y échapper.
Et si on va trop vite, on est obligé de revenir en arrière. De toute façon !
On est obligé de mettre du temps et s’y on n’en met pas, et bien, l’enseignement on ne l’a pas.
Je pense que ce qui est important c’est de trouver son propre rythme d’apprentissage, qui peut évoluer, et développer une pratique régulière selon ses possibilités.
Au départ, l’adaptation au groupe m’a posé problème. Mais aussi le fait d’être trop tendue, d’être en force m’a demandé beaucoup de travail.
Je sens maintenant que c’est ” moins ” mais c’est encore ” trop “.
Et ça a été un vrai problème, ça aurait pu me faire laisser tomber.
Et en même temps, je me rends compte que c’était nécessaire d’être ” moins ” dans cette force un peu aveugle finalement.
Mieux conduire sa force, transformer sa force non éduquée, ça demande du temps. Et je l’ai ressenti dans la pratique du Tai Chi par la relation à l’autre, ce côté aveugle de ma force, en essayant de déplacer un autre corps mobile, à travers les applications et les tuishou.

Quand tu parles de ” force aveugle “, qu’est- ce que tu entends par là ? Que tu ne contrôles ni la puissance, ni la direction ?

Oui, tout d’un coup, il y a quelqu’un en face, je me dis il s’oppose, il faut que je le pousse, c’est aveugle, ce n’est pas orienté, c’est ” trop “, mal posé, ça peut blesser, ça fatigue l’autre.
Tu ne peux pas créer la relation. Donc tu es dans quelque chose que tu ne maîtrises pas et puis tu sens que ça renvoie du négatif, qui n’est pas lié à l’autre, mais bien à soi, et qui soudain te renvoie, comme un miroir, une insuffisance.

Et dans la vie de tous les jours, penses-tu qu’il y a des aspects qu’on peut mettre en pratique ?

Ah oui, ça je le pense. Je trouve que le Tai Chi éduque tout ce qui est stratégie, avoir du recul sur les relations etc. Oui, ça apporte, en dehors de la force physique, dans le développement de la relation. C’est cette capacité à travailler, à travers le corps, tout ce qui est relation, à partir de soi.

Lors d’une de ses venues à Paris pour animer un stage, Godfrey Dornelly, qui te connaît maintenant depuis plusieurs années, a perçu un réel changement en toi, des progrès étonnants. Il a dit que tu es devenue ” strong “, forte, solide.

Oui, ça m’a fait plaisir. Je pense qu’effectivement, je vis la pratique du Tai Chi plus intensément, tout au long de l’année. Et je pense que ce qui m’a été très profitable, c’est la pratique du Neigong (travail de la force interne).
De manière générale, je trouve que je marche mieux. Je me sens mieux dans mon corps maintenant qu’il y a quinze ans. Le Tai Chi m’aide à être plus déliée, à avoir un corps plus libre, à avoir plus d’allure.
Quand on observe les gens marcher, beaucoup dégagent un effet tassé ou lent. Moi j’ai l’impression d’être plus légère. Et ça crée une sensation au quotidien très agréable, surtout quand tu vieillis, comme moi, comme tout le monde.
J’entends des personnes de mon âge qui ont ce discours ” je vieillis, je fatigue “, et qui se tassent. Beaucoup se mettent en inertie, il n’y a aucune raison, et l’inertie fatigue. De part cette inertie le corps se met à vieillir, tout d’un coup on met l’éteignoir soi-même, ce n’est pas la peine, ça viendra bien tout seul (rires). Car même si tu marches lentement, parce que tu es diminué par l’âge ou la maladie, tu n’es pas inerte !
Le Tai Chi ne peut pas être pratiqué en état d’inertie, cela demande une concentration et une présence à soi, dans l’intention, dans le ressenti et dans la prise de conscience que c’est vivant, que le corps est vivant.

Un corps plus délié, plus léger, effectivement, j’ai acquis ça. Je ne pensais pas que c’était possible. Quand j’avais cinquante ans ou même à une autre période de ma vie, je me sentais plus lourde, plus maladroite, plus engoncée dans mon corps que maintenant.
Je me trouve plus ancrée aussi. Et plus hardie. Je me lance plus, et je sais en même temps que je ne vais pas tomber, car plus ancrée.
Je me sens plus résistante également. Strong, oui, mais ce n’est pas un ” strong ” lourd, il est léger (rires). Et j’ai plus de présence au sol.

La lance est la première arme de Tai Chi que tu as pratiquée.

Oui, cela va faire cinq ans et j’ai énormément appris au niveau du dos. La lance introduit la notion de ligne droite, de la tête au coccyx. Elle donne une image du corps et suit la ligne du corps.
Cette forme droite est une force qu’il faut manipuler. Elle est longue, encombrante, elle fait peur. Si tu la bouges n’importe comment, si tu te déplaces mal, tu peux la recevoir sur toi ou blesser l’autre. Il faut des déplacements précis, et quelque part, tu introduis cette arme dans ta relation avec ta propre verticalité.
Je me rends compte qu’en travaillant avec une arme, je travaille mes postures, ma relation avec mon propre corps. Et cela demande beaucoup de concentration, il faut être vigilant, entre les positions du corps et celles de l’arme.
C’est vrai que pratiquer avec une arme amène la notion que ça peut être dangereux, pour toi et pour l’autre ! C’est un lien très fort et constant entre ta pratique physique et l’intelligence du corps à travers la vigilance. Et puis l’anticipation.
Je crois que c’est là que j’ai du mal, il faut être à la fois présent et dans l’anticipation du mouvement qu’on doit faire, le tout dans l’économie du mouvement.
Et ça, je n’y arrive pas encore (rires), je suis trop lente et je veux trop regarder ” est-ce que j’ai bien fait mon mouvement ” ! Je pense que pour moi, il y a une vraie étape à passer dans le lâcher prise de ce côté.

Quel conseil donnerais-tu à une personne qui s’apprête à commencer la pratique du Tai Chi Chuan ?

Prendre le temps. Il n’y a pas de bénéfice dans cette pratique si on ne prend pas le temps.
Si on y va avec l’idée qu’on va faire de beaux mouvements, entrer dans une science un peu orientale, avec une tendance à chercher une forme d’ésotérisme par rapport à notre culture, ce n’est pas la peine d’y aller.
Mais par contre, si on veut vraiment acquérir une intelligence de son corps, dans la relation avec son corps et autrui, et si on prend le temps, alors on l’aura.
Mais ce n’est pas le Tai Chi en soi qui donne ça.
C’est cette relation avec le temps et la pratique.

photos: Kathy Davies et Dominique Robin

Novembre 2011