La répétition

Par Jocelyne Cailleau
Mémoire d’examen fédéral

Engagée dans un projet de « jeune » monitrice (répétiteur) en tai chi chuan, je saisis ce mémoire comme une opportunité, une invitation pour conduire une démarche réflexive sur ma pratique de cet art martial depuis une quinzaine d’années, et établir des liens stimulants avec mes pratiques artistiques du chant choral et du théâtre.

Je choisis LA RÉPÉTITION comme axe d’exploration sur mes pratiques.

La Répétition – du mot repoussoir

Le mot répétition est longtemps resté pour moi un mot repoussoir. Très chargé de ce temps scolaire où à force de répétitions je pouvais répondre à un devoir et obtenir la moyenne. Un mot sans aucun sens, trop souvent précédé du « il faut », générant chez moi une attitude soit passive, soit rebelle, envers une tâche imposée par quelqu’un d’autre avec son lot de contraintes.

Un mot briseur d’élan car reçu, alors que je me sens pleine d’allant, comme une claque, un renvoi dans un temps de dépendance tant affective qu’intellectuelle, un jugement.

La transmission du style Wudang repose sur un corpus de savoirs codifiés et répertoriés ainsi « les Tui shou » ou «poussée des mains », les « Tao Lu » ou « enchaînement des mains ou forme à mains nues, les « San Shou » ou applications martiales, les armes et pour les avancés ayant « franchi la porte », les Nei gong. C’est ce corpus qui structure les séances de travail collectives, les cours.

Après la démonstration de l’enseignant, l’apprentissage passe par la répétition, soit seule, soit en binôme, selon les mouvements en cours d’étude.

Si en théâtre et en chant choral, la répétition est la base de tout projet de spectacle, traditionnellement admise, elle n’a pas ce caractère austère que j’ai éprouvé dans l’apprentissage du tai chi chuan. En effet les répétitions théâtre et chant choral sont collectives et dirigées par un metteur en scène ou un chef de chœur. De plus dans un cadre amateur, elles revêtent une dimension de retrouvailles, d’échanges autour d’un projet commun bien inscrit dans un calendrier.

Ainsi le terme « Répète » des séances de tai chi ne sonne pas de la même manière que le terme « on reprend » des répétitions de théâtre ou chant choral.

J’ai observé comment la situation de répétition en tai chi chuan réactivait des comportements anciens, scolaires, du type montrer au professeur un fort investissement mais qui, je le constate, ne me faisait pas avancer dans la connaissance de cet art et de ces différentes dimensions. J’étais comme figée dans une obéissance à un ordre. Pire même dans un excès d’obéissance à un ordre ! Un vouloir faire très bien du premier coup ! En fait « je gaspillai Gong Fu (temps et énergie) et poussait de gros soupirs » pour plagier la fin de la chanson des Treize Tactiques citée dans les classiques du Tai Chi Chuan.

J’ai fait le constat suivant, soit j’arrête, soit j’investis ce mot d’une autre manière. Je me suis interrogée sur mon but dans cet apprentissage. Je suis restée sans réponse. Mais j’avais la certitude qu’en changeant mon approche de la répétition, quelque chose se manifesterait comme étant l’objet de ma présence au cours de tai chi chuan.

Si inlassables mes professeurs me disent « répète » c’est qu’il y a quelque chose à trouver. Quelque chose que je ne vois pas. Mais que je peux voir et que je peux atteindre par la répétition.

La pratique du tai chi chuan a non seulement balayé peu à peu cette vision repoussoir de la répétition mais elle est venue en nourrir une nouvelle approche et un sens actif dans toutes mes différentes pratiques artistiques.

La Répétition, – vers un cheminement et un trésor dans le sens de créer des conditions d’expériences et en collecter des observations et des savoirs.

J’ai rapproché le mot « Répétition » d’autres mots souvent employés par mes professeurs mais qui très longtemps sont restés « lettre morte » sans écoute de ma part. « Observer », « ouvrir les yeux », « expérimenter ».

Dans chacune de ces situations d’apprentissage, le professeur, le chef de chœur ou le metteur en scène, organise la répétition avec un cadre de travail balisé, c’est à dire incluant des propositions, des règles et des contraintes. Leur but ? Faire que les élèves s’approprient des mouvements, des textes, des mélodies en cours d’étude.

Investir la répétition a signifié, dans un premier temps, prendre des notes du cours et répéter chez moi, seule, certains exercices. Cela a signifié aussi de m’imposer une régularité de la répétition, gagné peu à peu la répétition quotidienne. Pas forcément de longues heures sur un seul jour puis rien pendant une semaine ou plus. Non. Cela reste une bataille avec moi-même pour inscrire la répétition dans une répétition quotidienne entre une demi heure ou une heure. Ce qui est modeste et parfois difficile à tenir.

Les fruits de la répétition se sont peu à peu manifestés. Ce qui était difficile devenait facile. Les mouvements impossibles à mémoriser, je les ai mémorisés. Les gros soupirs, l’air ronchon ou les dents serrées reculent pour laisser place à des attitudes plus souples, moins tendues, plus à l’écoute. Je repars des séances ou sors de mes répétitions quotidiennes, remplie d’une énergie neuve et d’une volonté d’observer et d’expérimenter. Les obstacles se sont évanouis ou bien se sont transformés en appuis, en racines permettant de complexifier les règles, les observations, les expériences.

Mais ces acquis demandent, pour s’installer dans mon domicile intérieur, la répétition encore et toujours. Sinon, ils s’en vont hors de ma portée. Ce constat devient un quasi indicateur de mon travail ! Du temps donné ou non à la répétition.

Je relis un mail très ancien, 13/12/2006 écrit par mon professeur Dominique Robin « Le premier temps, l’essentiel, c’est l’observation » nous invitant, les élèves, à garder les yeux bien ouverts au cours de la pratique. Elle ajoutait, jouant sur les sonorités des mots en anglais « wide open » (largement ouverts), préférer l’expression anglaise « Wild open » (sauvagement ouverts) qui exprime plus intensément, l’importance d’aiguiser son sens de l’observation, essentiel à l’étude et à toute progression.

La Répétition et mon domicile intérieur

J’éprouve la nécessité de faire le détour pour décrire comment j’organise mes temps de répétition. Cela a exigé beaucoup de temps, d’efforts pour arriver à définir les objets à répéter. Et comment les répéter pour ne pas faire fausse route.

Et que signifie « Wild open » dans une répétition : quelles méthodes, quelles observations, quels objets d’observation, quelles luttes entre mes émotions et mes intentions ?
« Wild open » pourrait signifier briser ma cage intérieure. Ouvrir. Libérer.

Je prends deux pratiques, le chant choral et le tai chi chuan lesquelles, l’une comme l’autre, exigent de s’inscrire dans le temps, le tempo, le rythme, le timing. Et aussi l’une comme l’autre demandent un corps éduqué disponible pour pratiquer.

Dans le chant, nous parlons du tempo. Le chant choral n’existe pas ou plutôt ne chante pas si je ne respecte pas son tempo c’est-à-dire son alternance de sons et de silence, pensée et voulue par le compositeur.

En montrant une application martiale, mon professeur parle du « timing », « avoir le bon timing » pour exécuter une défense suivie d’une attaque sans risque d’essuyer un contre. Chaque application demande une répétition pour éduquer notre sens du timing.

Si je prends l’objectif d’apprendre une mélodie dans mes répétitions, cela ne signifie pas qu’au sortir d’un certain nombre d’heures de travail personnel, je « dois » savoir chanter la mélodie. Ce chemin est trop périlleux pour moi car inadapté à mes capacités présentes. Apprendre une mélodie, c’est définir des objectifs précis et réalisables par moi, sans directive ni regard externe pour corriger, sous ma seule conduite. Je citerai, par exemple, celui d’apprendre les paroles, les étudier, les situer dans une époque. Ou celui de répéter en boucle la prosodie avec un métronome. Lire avec le métronome la prosodie des autres voix, observer leurs relations avec la prosodie de mon pupitre. Repérer les difficultés de prononciation, de rythme, les thèmes musicaux qui reviennent etc. Avancer dans une première sensation du tempo ce qui ouvre la voie à des répétitions aux objectifs plus complexes.

En procédant ainsi, j’enracine en moi les bases de la mélodie et j’élague les obstacles à ma portée. Je me rends disponible pour le déchiffrage musical, puis l’interprétation sous la conduite d’un chef de choeur. Je transforme mon domicile intérieur et crée ainsi les conditions d’un échange à venir avec les autres choristes, le chef de choeur et bientôt, le public.

Quant à la répétition du travail vocal, elle rejoint celle du tai chi chuan. Elles sont l’une et l’autre très complexes à élaborer dans le sens où elles travaillent la relation entre ma structure ou mon instrument, et une action que je fais ici et maintenant dans le temps de répétition personnelle. Pour ne pas faire fausse route, il est nécessaire de suivre une guidance, les conseils donnés en cours. En fait les cours de tai chi chuan prennent ici un sens nouveau pour moi, dynamique, exploratoire. Je construis mes temps de répétition en reprenant des exercices vus en cours, une technique, une posture etc. Comment le mouvement démarre, où s’inscrit son point de départ dans le corps, quelle intention il développe ? En les faisant j’essaie de sentir comment la technique se réalise en moi, par moi. Ce qui bouge ou pas, peut faire mal ou faire du bien. Ce qui ne va pas, mes limites. Est-ce-que je suis détendue, ou trop volontaire, dans les émotions ou le calme intérieur, la respiration bien adaptée ou non au geste ? Comment je m’appuie sur mes sens, l’ouïe, la vue, le toucher l’odorat, le goût, la proprioception ? Comment je cherche ainsi à ouvrir mes sens tout à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur ?

Dans ce type de répétition où les approches, interne et externe du mouvement, se conjuguent, la résistance à la Répétition revient comme du chiendent. Elle se niche dans la répétition elle-même dans un excès de répéter avec des contraintes non pertinentes par rapport à l’apprentissage. Ou des observations perturbées par des émotions ou des jugements négatifs. Et mon domicile intérieur serait-il à nouveau une cage ?

Par exemple analyser une technique pour l’intégrer est important. Décomposer le mouvement par phase pertinente, tel qu’une parade suivie du contre, participe à une bonne répétition. Mais la tentation de trop décomposer le mouvement, de s’arrêter pour vérifier si, masque autre chose qu’il est nécessaire d’identifier dans la répétition. Décomposer un mouvement à l’excès conduit à en perdre le sens, à une vraie décomposition, à une inertie du corps et de la pensée. C’est un vertige.

La répétition « un Cinabre » disponible pour chacun, du débutant au plus avancé

J’en viens à faire une analogie entre la répétition et un « cinabre » comme lieu « champ de raffinement des énergies les plus grossières aux plus subtiles » selon la définition donnée par Philippe LINGÉE dans son cours « Énergétique chinoise » février 2016.

Aujourd’hui, je ressens mieux ma structure, mon axe, je me tiens mieux sur mes jambes. Tout cela n’est pas que physique. Il s’agit d’un dialogue éclairé par la pratique de soi à soi. Mieux sentir un mouvement c’est admettre ce qu’il m’est possible de faire aujourd’hui tout en essayant chaque jour de « grignoter » mes limites.

J’expérimente aussi que la répétition donne du bien être, de la joie. Elle ouvre mon imaginaire et stimule mon désir de chanter, de jouer, de participer à des créations.

En tai chi chuan, je travaille pour embellir ma forme à mains nues, développer un mouvement lié, vivant comme une respiration qui ne s’arrête pas, entièrement au service de l’intention du mouvement.

En théâtre, la représentation devant public est considérée par les acteurs comme une répétition. En effet il n’y a pas de point d’arrivée, de modèle à atteindre. Il y a la répétition comme tentative renouvelée et singulière, dans l’ici et maintenant, de donner corps à un texte et de rendre sensible à tous les présents, le vivant qui circule invisible entre l’encre et les blancs de la page, la salle et le plateau, les acteurs et le public, la cage de nos conditions et le « Wild open » de nos imaginaires.

Pour conclure

Je démarre un cours sur un terrain dont j’ai obtenu l’accès gracieux par l’OPAC de Paris. Je le nomme « terrain aux marronniers ». C’est un terrain qui dégage une étrangeté : situé au pied d’une tour parmi trois groupes d’ensembles sociaux de l’Est parisien, dans une zone à forte densité de population, il est toujours vide, jamais personne. Pourtant il est très joli entouré de ses 10 marronniers.

Il dégage un « esprit flottant ». Qu’est-ce-que j’entends par là ? Le terme « flottant » est un emprunt au titre du livre «L’acteur flottant » dans lequel YOSHI OIDA livre son expérience d’acteur et ses répétitions. Son but : être un « acteur flottant ».

Dans ce livre, je vois un acteur qui se soumet à des répétitions dans un but précis, un acteur qui aiguise son esprit, sa volonté et les charge d’objectifs et d’intentions. Et dans le même temps je vois un acteur qui cherche un esprit vivant sans vouloir, disponible, sensible à ce qui est là, à ce qui bouge et se transforme. Les deux ensemble me paraissant impossibles et pourtant désirables et nécessaires à une pratique artistique, à la vie.

Je pense que c’est cette image, en fait image du Yin et du Yang avec ses caractéristiques– opposés, complémentaires, interdépendants et s’engendrant mutuellement – si difficile à appréhender, qui m’a conduite à cette expression « Esprit flottant ». Sans parvenir à me souvenir si YOSHI OIDA l’a écrite. Le passage de l’expression « acteur flottant à « Esprit flottant » me trouble. Sans plaisanter je vais relire ce livre.

Pour conclure la conclusion (je ne pratique pas l’anaphore) Je vous livre ce bref récit.

Un enfant « acteur flottant »

Mon père venait d’acheter sa première voiture, une « deux chevaux » camionnette, toute adaptée pour accueillir mes sœurs et moi : 4 petits hublots sur les cotés de la carrosserie plus deux hublots à l’arrière, un sur chaque porte, et, à l’intérieur, deux petits bancs fixés pour nous asseoir. J’étais sur le banc arrière.

Lorsque nous fûmes tous montés et installés, les portes bien fermées, je vis une mouche dans la voiture. Je l’observe. Démarrage, marche arrière, la mouche volette sans problème. La voiture roule et je ne cesse de demander la vitesse du compteur, 60, 80 90. Dehors les arbres filent à vive allure dans l’autre sens de notre course. Mais la mouche, elle, volette comme si la voiture ne roulait pas, stationnait. Que, ni moi ni mes sœurs, ni mes parents, n’allions nous heurter à la porte arrière, étant assis, faisant en somme partie du corps de la voiture, je le comprenais. Mais la mouche, elle, est dans l’air, séparée de la carrosserie, aucun contact. Et elle volette, ne s’écrase pas contre le hublot arrière. Plus étonnant même, elle remonte de l’arrière de la voiture vers l’avant, va en tout sens.

J’ai compris, plus tard en étudiant, que notre deux chevaux et tout ce qu’elle contenait y compris l’air invisible, était un monde clos qui se mouvait avec son propre temps interne, relatif à lui même, dans un monde plus vaste lui même se mouvant dans un autre temps relatif.

11 mai 2016