Le schéma corporel en Tai Chi Chuan

Mémoire d’examen fédéral
par Julia Dijkstra

“Dès que vous bougez, tout le corps doit être léger et agile. “
Taiji Quan Lun

1. Ce qui a amené ce questionnement :

Un cours de Taï Chi Chuan, c’est un enseignant qui montre, explique, enseigne ce qu’il faut faire, le geste juste et des élèves qui tentent de reproduire ce geste.
Cette reproduction, plus ou moins fidèle au modèle, est le résultat de ce que l’élève a vu, de sa manière de l’exprimer, en fonction de sa souplesse, force, niveau d’expertise ainsi que sa capacité à se placer dans l’espace, à faire coïncider ou pas sa représentation du geste avec ce qu’il réalise effectivement, la différence qui existe entre ce que je crois, ou veux, faire et ce que je fais réellement.
Dans un cours, face à un principe de placement tel que ” orienter toutes les forces dans la direction visée : par exemple une posture en 7 étoiles où la pointe de pied avant, les genoux, les hanches, les épaules, les mains, le nez, le regard indiquent une même direction qui est face à soi “, on pourra observer des personnes dont un ou plusieurs éléments du corps ne respectent pas cet harmonie.
Plus on s’adresse à une personne débutante, plus le simple fait d’énoncer les principes ne suffit pas. Si on lui demande ” que faut-il faire pour être juste ? “, elle répondra avec plus ou moins de justesse mais on s’apercevra que cela ne correspond pas à ce qu’elle fait. Ce n’est pas parce qu’on sait qu’on fait.
Mais des fois, il y a en a d’autres qui vont répliquer : ” mais, c’est ce que je fais “, elles sont persuadées d’être dans un bon placement, de part leurs sensation et leurs représentation de ce que doit être ce mouvement.
Alors d’où vient cet écart ? Que se passe-t-il au cours de l’apprentissage pour qu’au fur et à mesure que la personne monte en expertise elle n’ait plus à se soucier des principes de base ?

2. Définitions :

a. Qu’est ce que le Taï Chi Chuan ?

Le Taï Chi Chuan (ou Taiji Quan) est un art martial interne d’origine chinoise. Il exerce le corps à travers le mouvement juste, la respiration, la détente musculaire et non pas seulement par la force et la tension musculaire. Il comporte un ensemble de mouvements continus et circulaires exécutés avec lenteur et précision dans un ordre préétabli. La pratique vise entre autres à améliorer la souplesse, à renforcer le système musculo-squelettique et à maintenir une bonne santé physique, mentale et spirituelle.

b. Qu’est ce que le schéma corporel ?

Image que toute personne a de son corps, de ses attitudes dans le temps, dans l’espace et dans ses relations avec autrui.

Selon Marchais Pierre – Glossaire de psychiatrie, c’est une représentation plus ou moins consciente que l’individu a de son propre corps en tant qu’entité statique et dynamique : position dans l’espace, posture respective des divers segments, mouvements qu’il exécute, contact avec le monde environnant.

Julian de Ajuriaguerra (1970) propose la définition suivante du schéma corporel :
” édifié sur la base des impressions tactiles, kinesthésiques, labyrinthiques et visuelles, le schéma corporel réalise dans une construction active constamment remaniée des données actuelles et du passé, la synthèse dynamique qui fournit à nos actes, comme à nos perceptions, le cadre spatial de référence où ils prennent leur signification “.

Cette définition est importante car elle met en évidence l’aspect non figé du schéma corporel. Il se modifie dans le temps en fonction de nos expériences vécues et à travers le mouvement. Ainsi, la pratique du Taï Chi Chuan, de part ses mouvements lents, intentionnels (Yi), va modifier notre schéma corporel dans une direction particulière.

Depuis que je pratique le Taï Chi Chuan, je ne me déplace plus de la même manière, ma façon de marcher s’est modifiée, ma posture dans les files d’attente n’est plus la même qu’avant et tout ceci s’est fait de manière inconsciente et subtile, au cours des années passées à avancer dans la pratique. J’ai fait ce constat le jour où j’ai eu assez de recul sur ma pratique pour commencer à me ” regarder de l’extérieur “.

c. La place du schéma corporel dans le Taï Chi Chuan.

” Bougez à la manière d’un chat qui marche “
Shi San Shi Xing Gong Xin Jie
(Interprétation de la Pratique des Treize Tactiques)

” De manière générale, il (le TCC) aide à mieux intégrer son schéma corporel et coordonner ses mouvements”.
Citation de la FFWushu

Toute personne a une représentation de son corps dans l’espace, le temps et en relation aux autres.

Comme nous l’avons vu plus haut, ce schéma est personnel et dépend de nos expériences.
Le Taï Chi Chuan impose une gestuelle qui lui est propre, un maintient qui n’est pas le même que pour un danseur ou un rugbyman.

Si on demande simplement à un pratiquant de Taï Chi Chuan et à un danseur classique de se tenir debout, sans savoir qui est qui, on pourra les distinguer sans mal. Le danseur aura les jambes serrées, pieds légèrement ouverts, une cambrure lombaire, la tête très dégagée des épaules … Le pratiquant de Taï Chi Chuan aura plutôt les pieds parallèles espacés d’une largeur d’épaule, les genoux déverrouillés pointant dans la même direction, la colonne vertébrale alignée et connectée au bassin, épaules relâchées, la tête dans le prolongement …

Il faut donc, si l’on veut être reconnu comme appartenant à la famille du Taï Chi Chuan, intégrer cette forme corporelle particulière.

3. Intérêt de la notion de schéma corporel du point de vue du pratiquant.

Quand une personne croit faire ce qui est demandé alors que ça n’est pas le cas, ce n’est pas de la mauvaise foi, simplement une appréciation de la situation qui n’est pas encore celle d’une personne dont le schéma corporel a intégré les principes du Taï Chi Chuan.
C’est par l’attention aux sensations internes que s’opère une harmonisation du schéma corporel.

Dan Docherty, dans Complete Tai Chi Chuan parle de la coordination des mouvements. Pour lui, c’est un des buts les plus difficiles à atteindre pour les débutants, en partie parce que le tai chi est très trompeur. La plupart du temps, il semble que les bras bougent, bien que ça ne soit pas le cas. Il y a très peu de mouvements de bras indépendants en Taï Chi Chuan.
Le Taï Chi Chuan Discourse (Lun) le montre bien :

“La racine est dans les pieds;
La décharge est produite par les jambes,
La puissance qui contrôle est dans la taille,
Depuis les pieds vers les jambes vers la taille,
Tout doit être complètement uniforme et accompli dans une respiration
Qu’il s’agisse d’avancer ou de reculer.
Cela aboutira à une bonne synchronisation et à des mouvements corrects.
Si en certains endroits la synchronisation et le mouvement correct ne sont pas accomplis,
Les mouvements du corps deviennent arbitraires et désordonnés.”

Si le pratiquant met en pratique ces principes et les intègre dans son schéma corporel, alors il pratiquera un bon Taï Chi Chuan.

“Soyez immobile comme une haute montagne;
Bougez comme une puissante rivière.
Accumulez Jin comme on bande un arc;
Fa (déchargez) Jin comme on décoche une flèche”
Shi San Shi Xing Gong Xin Jie

Il est important pour tout pratiquant d’avoir accès à ces principes, de pouvoir en discuter avec son professeur pour bien les comprendre et d’y revenir régulièrement, son niveau de compréhension évoluant en fonction de son niveau de maîtrise.

4. Intérêt de la notion de schéma corporel du point de vue de l’enseignant

L’enseignant doit avoir conscience qu’il va être un modèle pour ses élèves. Ils vont tenter de reproduire le plus fidèlement possible ce qu’il montre.
Or, n’enseigner que par le modèle muet serait une grave erreur de mon point de vue. Un modèle n’est que la part extérieure du mouvement, il ne rend pas compte de tous les processus internes, fins qui sont à sa source.
Sur une poussée, un débutant va voir une main qui pousse et non une force qui vient du sol, passe par le pied arrière, puis les jambes, puis la taille, la main n’étant que le résultat. On ne pousse pas avec la main mais avec le bas du corps.
Si on explique tout cela à l’élève, ce n’est pas pour autant qu’instantanément il va réussir une poussée parfaite, cela demande du temps, mais il va avoir l’Intention, le Yi, qui petit à petit va faire son chemin et intégrer une nouvelle donnée dans son schéma corporel.

Pour moi, enseigner n’est pas : ” suivez moi et reproduisez ce que je fais “, mais plutôt décomposer et expliquer chaque geste : ” voilà ce que je fais et comment je le fais, voilà les principes à mettre en œuvre “.

En tant qu’enseignant, il faut être très vigilant sur les débuts de l’apprentissage, c’est dès le premier cours que l’élève va commencer à intégrer les principes propres au Taï Chi Chuan. C’est dès le premier cours qu’il va modeler son schéma corporel en intégrant ce qu’il comprend de notre enseignement.
Il faut donc être très clair sur ce qu’on veut transmettre, comment le transmettre et enfin comment faire pour être sûr que la transmission s’est bien faite.
On retrouve ici les outils de construction d’une séance : objectifs, situations pédagogiques avec leurs consignes et moyens d’évaluation.

Le schéma corporel ne peut être modifié en profondeur en 2 séances, il faut garder la motivation des pratiquants on leur montrant ce vers quoi ils doivent tendre sans pour autant les accabler sous une masse de corrections.
Etre juste dans ce qu’on fait ou corrige sur le pratiquant : un schéma corporel se modifie sur la durée, il faut donc être vigilant à ne pas ancrer de mauvaises bases, sans pour autant vouloir tout corriger tout de suite. Il faut avoir des priorités en fonction du niveau et du thème de travail de la séance.

Enfin, il est très important, en tant qu’enseignant, de continuer à se former, à redevenir apprenant auprès d’un maître d’expertise supérieur. Ne pas hésiter à voir différents maîtres pour comparer et confronter la justesse de ce qu’on apprend pour toujours être dans le geste juste, donc dans la transmission juste, donc dans le cheminement d’un schéma corporel juste pour soi et pour ses élèves.

5. Comment faire évoluer le schéma corporel en taï chi chuan ?

Importance de savoir que chacun de nous a une représentation de son propre corps dans l’espace et que cette représentation peu parfois être éloignée du mouvement juste en Taï Chi Chuan.
Pour travailler sur cette image que toute personne a de son corps, de ses attitudes dans le temps, dans l’espace et dans ses relations avec autrui, il existe différentes possibilités.
Je vais proposer quelques situations où le schéma corporel est mis en évidence.

a. Utilisation du miroir

Si l’on a la chance d’avoir une salle avec des miroirs (salle de danse par exemple) il est intéressant d’habituer les élèves à se regarder.
Pour cela, il faut leur apprendre quoi regarder, on n’est pas là pour vérifier l’état de sa coiffure et si son T.shirt est assorti à ses chaussettes !
En fonction du thème de la séance et de ce sur quoi on a travaillé les séances précédentes, on va insister sur tel ou tel point.
Un thème de travail sur la posture avant va mettre en évidence des critères tels que :
Pointe du pied avant dans la direction souhaitée
Genou fléchi qui ne dépasse pas la pointe des orteils
Buste incliné formant une ligne continue avec la jambe arrière

Il sera intéressant d’encourager les élèves à s’observer dans la glace selon ces critères et de voir s’ils arrivent à détecter les écarts entre ce qu’ils font et ce qu’ils doivent faire d’une part, et d’autre part s’ils arrivent à s’auto corriger.
Je pense que c’est quelque chose à faire en individuel, sans forcément proposer de regarder ce que font les autres, mais plutôt se concentrer sur soi. Le jugement du regard des autres peut parfois être un frein.

b. Observation à deux

Comme pour le travail avec miroir, le travail à deux demande de savoir quoi observer sur le partenaire.
On demande à l’observateur de vérifier si les critères de bon placement sont respectés, de repérer ceux qui ne le sont pas, puis de demander à son partenaire de se corriger sans aide ou avec si besoin.

c. La vidéo

Je l’ai beaucoup utilisée quand je devais m’entraîner seule. Elle me permet de me voir de l’extérieur.
Je le considère plus comme un travail individuel, en effet, le fait de se voir en vidéo n’est pas toujours flatteur, d’autant plus si c’est pour mettre en évidence devant tout le monde les erreurs à ne pas faire.
Cela demande encore une fois de savoir quels sont les critères d’évaluation.

d. Observation de pratiquants de différents niveaux

Il peut être intéressant, lors des cours ou différentes rencontres lors de stages ou autre, de prendre un temps de recul pour voir comment telle ou telle personne pratique sa forme, application …
Que cette personne soit de niveau inférieur, égal ou supérieur à soi, il y a toujours quelque chose à apprendre.
Une personne moins avancée va exagérer les erreurs à ne pas faire et donc les mettre en valeur. A nous de le voir et d’en tirer des leçons.
De même, voir un avancé faire sa forme permet de voir une autre ” interprétation ” qui peut nous amener à mieux comprendre la manière de faire tel ou tel mouvement, de s’interroger les différences interpersonnelles et donc sur notre propre différence et son origine.

e. Laisser les pratiquants se parler entre eux.

En effet, la compréhension passe aussi par le verbal et par les images. Pour le placement du bassin, mon professeur m’avait donné l’image d’un seau qu’il ne faut pas renverser. Cette image, pour moi, veut mieux que tout un long discours.
En tant qu’enseignant, il est nécessaire de multiplier les façons d’expliquer les choses, donner un maximum d’images différentes pour faire comprendre le mouvement recherché.
Et parfois, un élève peut trouver un moyen autre que ceux proposés et il est intéressant alors de le faire partager à tous.
En tant que pratiquants d’un même niveau, ils ont à peu près les mêmes préoccupations au même moment et peuvent, par l’échange, s’enrichir mutuellement.
Bien entendu, il est important de garder les oreilles ouvertes pour éventuellement rectifier une mauvaise idée.

Julia Dijkstra, 2012

Références:

www.ffwushu.fr

Dan Docherty – Complete Taï Chi Chuan

Pour les traductions des classiques – Dominique Robin