Sous un tilleul

Une nouvelle de Fabien Gibier
Mémoire d’examen fédéral

Le pépiement d’une mésange fut le premier son qu’il entendit de cette nouvelle journée. Et le sautillement d’un moineau qui parcourait son corps, depuis ses pieds jusqu’à sa barbe, la première sensation qu’il perçut. Lan Caihe percevait à travers ses paupières le chatoiement des premiers rayons de soleil du jour tous justes filtrés par les feuilles du tilleul qui l’abritait. Il se redressa, s’assit normalement sur le banc qui lui avait servi de lit et observa la quiétude du parc. L’activité animale était déjà frénétique et le ballet des insectes et des oiseaux, l’ondulation des branches et des feuilles sous l’effet de la brise matinale lui donnaient le tournis.


Après avoir fouillé dans son sac à la recherche d’un semblant de petit-déjeuner, Lan Caihe avait tenté en vain de trouver un programme pour cette journée. Or, il lui avait été impossible de s’arrêter sur une idée quelconque, son esprit vide et son corps las refusant de se soumettre à toute pensée rationnelle. Il restait ainsi, assis pesamment, absent au monde et à lui-même.


C’est alors qu’un homme, troublant le va et vient des passereaux, s’approcha de son banc. Après l’avoir observé quelques secondes, sûrement pour s’assurer qu’il ne représentait aucune menace, il s’immobilisa, droit, les genoux légèrement pliés, les bras le long du corps. L’inconnu resta dans cette position un long moment, le visage tourné vers le soleil. Il semblait prendre plaisir au contact des rayons sur sa peau et donnait même l’impression de vouloir se gorger de lumière matinale. Bête et bossu sur son banc, Lan Caihe le regardait un peu comme s’il fixait son écran de télévision ou d’ordinateur. Mais, pour la première fois depuis qu’il avait emménagé dans ce parc il sentit son esprit tendre vers quelque chose. Certes il était encore loin de pouvoir former une pensée rationnelle mais sa conscience semblait s’agiter sous le linceul de brume qui l’avait englouti quelques jours auparavant.


L’homme bougea enfin, ou plutôt il bougea sans fin. Aucun de ses mouvements ne semblait devoir s’arrêter et chaque ondulation du bras, chaque mouvement des jambes étaient à la fois le commencement et l’accomplissement de quelque chose. Ses bras poussaient-ils vers l’avant qu’ils se retiraient aussitôt tel le ressac. Se tournait-il dans une direction qu’aussitôt il pivotait pour faire face au côté opposé. Fluide toujours, et lent, plus lent même que le cerveau de Lan Caihe. Le bruissement de la vie animale contrastait par son agitation : l’échelle de temps de cet homme semblait plus être géologique qu’organique.


L’enchaînement prit fin et l’homme s’immobilisa, retrouvant sa position de départ, comme si rien ne s’était passé et comme si tout allait recommencer. Après avoir jeté un dernier coup d’œil en direction du banc il s’éloigna d’un pas souple et décidé. Lan Caihe restait abasourdi et continuait à fixer l’endroit où avait eu lieu cet étrange spectacle. Son esprit était toujours désespérément apathique mais il eut l’impression qu’une étincelle avait jailli, troublant le chaos indéterminé de sa cervelle.


Lan Caihe n’était pas un véritable idiot. La part civilisée de son être savait par exemple que ce à quoi il venait d’assister était un enchaînement de Tai Chi Chuan. Il avait fréquemment vu des pratiquants matinaux s’y adonner dans les parcs. Il savait qu’il en avait déjà entendu parler à la télévision ou dans les journaux. Mais il n’était pas capable de se souvenir de tout cela. Lan Caihe avait tout simplement disjoncté et c’était bien la seule chose qui le concernait dont il se souvint. Il était auparavant un travailleur actif aux grandes responsabilités et croyait que sa carrière et son aisance matérielle lui assureraient le bonheur. Ce n’est que le jour où il apprit coup sur coup le décès de sa mère, son licenciement et le cambriolage de son appartement que son ancienne vie prit fin. Déjà passablement surmenés, son corps et son esprit décidèrent d’un commun accord de s’octroyer une veille prolongée et de laisser tomber Lan Caihe. Ce nom lui avait été donné par une vieille femme chinoise qui le lendemain de son implosion l’avait baptisé ainsi en le découvrant étendu sur son banc, empestant l’alcool et ne portant plus qu’une chaussure. Depuis ce jour il n’avait pas quitté l’ombre de son tilleul et l’inconfort de son banc sauf pour de brèves excursions au supermarché du coin où il achetait de quoi se nourrir.


La journée avançait et notre ami en perdition n’avait toujours pas esquissé le moindre geste. Mais, le temps passant, une activité plus intense de seconde en seconde agitait son esprit. Sur la toile blanche que constituaient ses pensées, les gestes de l’homme matinal s’étaient imprimés d’une manière indélébile. Il pouvait faire défiler l’enchaînement des mouvements, les mettre sur pause où même choisir de les visualiser depuis un moment précis. Cette vision l’habitait tellement qu’un désir se fit jour : il voulut se lever et imiter les gestes qu’il avait si bien mémorisés. Il hésita quelques minutes encore et lutta contre cette part en nous qui nous pousse à l’inaction alors même que nous devons accomplir quelque chose d’important.


Il se leva, se tint immobile comme l’avait fait l’homme auparavant et commença lui aussi à bouger. Mais il allait trop vite et ses gestes étaient maladroits. Il reprit depuis le début plusieurs fois mais rien n’y faisait, ses mouvements précipités le menaient à chaque fois au déséquilibre et il ressentit bientôt une telle rage qu’il dut retourner s’asseoir. Il sanglotait ainsi qu’un enfant qu’on corrige en public et qui se sent humilié. Par dépit, il s’allongea sur son banc et s’endormit alors même que l’après-midi venait de commencer. Il souhaitait ainsi gommer sa frustration et fuir la sensation d’étrangeté envers son propre corps et sa propre personne que son impossibilité à contrôler ses membres venait de faire émerger. Il lui semblait que cet amas de chair indocile ne lui appartenait pas.

Le lendemain et les jours qui suivirent Lan Caihe s’acharna à dompter ses bras et ses jambes désobéissants et malhabiles. La lenteur était tout d’abord une chose toute nouvelle pour lui. Il se rendit compte qu’il n’avait peut-être jamais fait quoi que ce soit sans précipitation lors de son existence précédente. Se mouvoir lentement déclenchait en lui une intense frustration. Mais la chose la plus désagréable était ce vague bruissement mental qui réapparaissait depuis qu’il essayait de pratiquer le Tai Chi Chuan. Le silence de ces derniers jours faisait place à un incessant ballet de pensées et alors qu’il essayait de se concentrer sur ses gestes il était en permanence sollicité par ce qui se passait dans sa tête.


Si plusieurs fois, ce maelström mental le força à écourter ses séances d’entraînement, il finit par en prendre son parti. Il ne chercha plus à le combattre et prit l’habitude de l’écouter. Il se rendit alors compte que son ancien moi ressurgissait et avec lui son cortège de peurs et de frustrations. Il se jugeait en permanence. Si son bras droit était en retard sur le gauche il se traitait alors de roi des imbéciles. S’il se trompait en changeant de direction il s’affligeait et devenait inconsolable au point de devoir se rasseoir sur son banc et d’attendre que cela cesse. Mais Lan Caihe avait eu la chance de passer les jours précédents dans un état de stase mentale et il avait ainsi assez de recul pour comprendre que toutes ces pensées n’étaient pas fondées. Avec un peu d’entraînement il parvint à s’en dissocier ce qui lui permit de compléter la forme d’une seule traite moins de deux semaines après ses débuts. La joie qu’il ressentit alors fut tellement grande qu’il se demanda s’il avait connu un aussi grand bonheur auparavant.

Lan Caihe revit plusieurs fois l’homme qui lui avait enseigné à ses dépens la forme du Tai Chi Chuan. Il l’observait toujours très discrètement en feignant d’être assoupi sur son banc. Il comprit que la mémorisation des mouvements n’était qu’un premier pas. L’inconnu, par exemple, exécutait la forme sans que jamais il ne parût essoufflé. Lan Caihe, quant à lui, respirait tellement bruyamment que déjà plusieurs passants lui avaient proposé d’appeler les secours. Il s’acharna à résoudre ce problème pendant plusieurs jours. Plus il se contraignait à respirer silencieusement et plus il suffoquait et se trouvait à bout de souffle.

Mais il eut un déclic en observant des enfants jouer dans le parc. Se souciaient-ils de contrôler leur respiration ? Non, et pourtant ils pouvaient jouer toute une après-midi sans être cramoisis comme il l’était au bout de cinq minutes. Et les moineaux qui se posaient sur son banc après avoir volé, devaient-ils reprendre leur souffle avant de repartir ? Non, leurs mouvements étaient toujours naturels et fluides. Il se résolut donc à ne plus chercher à contrôler ses flux d’air et devint beaucoup plus endurant. Sa surprise fut grande quand il comprit qu’il progresserait mieux en ne cherchant pas à être efficace à tout prix. Bien que cette vérité lui fit peur au début il finit par l’accepter et décida d’en faire un principe fondamental.


La position de son dos était une autre source de préoccupations. Celui de l’inconnu était parfaitement droit et sa tête semblait suspendue à un fil alors que son bassin paraissait pendre au bout de sa colonne vertébrale. Quels que soient ses mouvements il conservait son axe et Lan Caihe eut l’intuition que c’était cette rectitude qui donnait une impression de puissance à chacun de ses gestes. Notre apprenti décida donc de se concentrer particulièrement sur ce point pendant qu’il exécutait la forme. Mais il comprit bien vite qu’il venait d’ouvrir une nouvelle boîte de Pandore dont les flots de frustration et d’amertume l’inondèrent bientôt. S’il essayait de tirer sur son crâne pour le garder dans le prolongement de sa colonne vertébrale l’inconfort était tel qu’il devait se résoudre à mettre de côté ce point. Il tentait alors de rectifier la position de son bassin tantôt en se cambrant exagérément, ce qui lui donnait une allure ridicule, tantôt en l’envoyant vers l’avant ce qui provoquait l’hilarité des passants. Il dut bien souvent s’asseoir sur son banc afin de ne pas se laisser dominer par le mélange toxique de frustration et de colère qui l’envahissait alors.


Ses déboires avec ses problèmes de souffle lui revenant en mémoire il se résolut à chercher une solution en observant ce qui l’entourait. Il eut un premier indice à la vue du tronc du tilleul qui lui servait d’abri. Celui-ci était droit et élancé et donnait une impression de pesanteur qui avait toujours stupéfié Lan Caihe. Il eut l’intuition qu’il devait rendre son poids véritable à chacune des parties de son corps et laisser la gravité s’exercer sur son dos afin de s’arrimer au sol comme l’arbre. Cette force naturelle saurait bien mieux le corriger que les stupides contractions qu’il imposait à ses muscles. Il devait l’imiter en se créant des racines profondes et stables afin de porter haut et avec légèreté la cime de son corps.


L’observation de la cascade d’eau du parc lui permit d’accomplir de nouveaux progrès. Le liquide, après avoir dévalé une petite pente, se précipitait dans un bassin avec tant de puissance qu’il créait un gros bouillonnement. Lorsque le vent soufflait, le flux était légèrement dévié mais continuait à s’écouler avec la même force pour toujours reprendre sa position initiale. Lan Caihe comprit qu’en visualisant cet écoulement et en cherchant à le reproduire avec sa colonne vertébrale il trouverait une solution à ses problèmes. Il décida donc de devenir un arbre imposant et droit mais de permettre une fine circulation le long de son dos afin de garder une capacité d’adaptation dans ses postures. Et, croyez-le ou non, en plus de lui permettre de faire d’immenses progrès il en vint à développer une empathie pour les arbres qu’il considéra dès lors comme ses égaux.

De plus, un autre principe vint s’ajouter au précédent. Il comprit que la meilleure position de son bassin n’était ni trop en avant, ni trop en arrière. Et que sa colonne vertébrale ne devait être ni trop rigide ni trop avachie. La position correcte était donc un juste milieu et elle ne s’obtenait que par le relâchement et l’acceptation des forces qui jouaient avec son corps. Cette idée de ne plus résister mais de s’adapter tout en maintenant son intégrité lui procura un tel bien-être qu’il résolut de l’appliquer à tous les éléments de son existence.

Lan Caihe persévéra de nombreux jours encore dans son approfondissement des principes qu’il avait découvert. Son exécution de la forme se faisait plus précise et plus intense à mesure que son esprit se tenait coi et que les différentes parties de son corps se coordonnaient. Les mouvements de ses bras devenaient la manifestation des pivots ou des inclinaisons de son tronc. Celui-ci était lui-même mis en action par ses jambes et les pressions qu’elles exerçaient dans le sol. Il soupçonnait qu’il avait encore à découvrir quel était le moteur véritable de ses gestes. Il lui semblait qu’en continuant à pratiquer il remonterait, peut-être, à la source même de toute action.


Peu à peu son existence précédente et le cortège de drames qui l’avaient anéanti revenaient à sa mémoire. Même si les événements les plus douloureux l’affectaient encore, il était devenu incapable de comprendre l’individu qu’il avait été auparavant. L’existence terne qu’il avait menée jusqu’alors lui paraissait totalement insignifiante. Il avait passé des heures assis face à un écran que ce soit pour travailler ou pour se divertir. Maintenant qu’il passait toute son existence dans un parc il s’aperçut qu’il était plus intéressant d’observer le jeu d’ombre que le feuillage de son tilleul projetait sur le sol en fin d’après-midi, ou d’écouter le bruit de l’eau bouillonnante de la fontaine d’à côté. Son imagination se développait et bientôt ses rêves se firent plus doux et agréables, ils se peuplèrent d’animaux et d’arbres gigantesques.


Il était aussi devenu complètement allergique au stress. Ce qui avait été le moteur de son existence professionnelle le plongeait dans des états d’angoisse terribles. Une simple altercation dans le parc ou un ordre donné trop sèchement par un parent à son enfant pouvaient être source de souffrance. Il savait que plus jamais il ne pourrait accepter de rompre l’harmonie subtile qu’il était en train de découvrir. La lenteur lui allait bien et il lui était inconcevable que ce ne fut pas le cas pour les autres êtres humains.

Le dernier déclic qui s’opéra fut le plus important et le plus soudain. Alors qu’il approchait la fin d’un enchaînement qu’il jugeait particulièrement gratifiant, il ressentit une sensation d’abandon qui le terrifia. Pendant quelques instants ses pensées se turent totalement pour la première fois depuis le début de son entraînement. Il percevait chaque mouvement articulaire et avait l’impression d’entendre ses jointures grincer à chaque geste. Une décharge d’électricité lui parcourut la colonne vertébrale de haut en bas et une détente profonde s’en suivit. Enfin, après une série de brefs spasmes, ses muscles se détendirent si totalement qu’il eut l’impression de sentir ses os. Et ceux-ci n’étaient plus seulement des objets solides et rigides mais des canalisations remplies d’eau sous pression qui s’adaptaient à chacun de ses mouvements.

Terrifié par ce flux de sensations inconnues il s’interrompit et s’assit sur son banc. Il ne comprenait pas ce qui s’était passé et ses pensées s’affolaient. Peut-être avait-il trop forcé ? Ou, son esprit ne s’égarait-il pas ? Il décida de s’endormir immédiatement afin d’effacer cette journée et la sensation d’épouvante qui le possédait.


Il lui fut impossible de pratiquer plusieurs jours durant. Avant même de pouvoir se lever de son banc l’angoisse de voir ces phénomènes se reproduire le reprenait. Lorsqu’enfin il trouva le courage d’accomplir une forme entière rien ne se produisit. Il était perplexe. Il lui fallut encore laisser passer quelques nuits avant de trouver la volonté d’analyser ce qui lui était arrivé.

Tout d’abord il comprit qu’il ne s’agissait que de sensations physiques inconnues et que son effroi était disproportionné. Ensuite, alors qu’il se remémorait ces instants il s’aperçut que c’était son esprit qui s’était affolé et que cette détente soudaine lui avait procuré du bien-être et même une certaine volupté. Plus que la peur, c’est la culpabilité qui l’avait paralysé. Il se rendit compte qu’il venait de passer un sas qui le séparerait définitivement de son ancienne existence. Il choisit d’accepter le tourbillon de sensations positives qui s’étaient présentées à lui.

Lan Caihe pratiqua de plus belle et avec un peu d’habitude apprit à accepter tout ce qui se passait en lui. Et, petit à petit, il s’aperçut que des changements se produisaient dans la perception qu’il avait de son être mais aussi des personnes qui l’entouraient. Comme avec les arbres auparavant, ses yeux se décillèrent et il vit les personnes qui l’entouraient dans leur globalité et dans leur complexité.

Lan Caihe avait fini d’enterrer l’homme maladif et inquiet qu’il était auparavant. Il s’en rendit compte et un jour se leva de son banc pour ne plus jamais s’y rasseoir.

2014